vendredi 25 août 2017

Premières pages des "Âges féroces"

Vallon des Forges – Jeudi 10h00

Le corps, en l’occurrence un amas sanglant et indescriptible de chairs broyées, d’os rompus, de lymphe maculant la roche, gisait apparemment sur le ventre. Apparemment, car de cet enchevêtrement de matières organiques concassées où pointait un os blanc, probablement un fémur vu sa longueur, Thomas Métheus, inspecteur de son état, avait du mal à imaginer qu’il ait pu constituer un jour un être humain. Les muscles étaient en bouillie, et un des bras formait un angle bizarre, comme une branche d’arbre poussée à l’envers. Quant au visage, il était totalement indiscernable, enfoncé à l’intérieur de la boîte crânienne. Une touffe de cheveux ensanglantés marquait le haut du crâne ou ce qu’il en restait. Celui-ci avait vraisemblablement explosé lors d’un des impacts qui avait accompagné la chute. La seule chose identifiable de ce tableau post moderne était une chaussure de sport d’un orange électrique.
– « On reconnaît bien la chaussure… À part ça, on est plus près de l’osso bucco que du cadavre » constate l’équipier de l’inspecteur Métheus, le brigadier-chef Joseph Nostromo. Il ajoute, en la désignant : « une idée ? » 
Métheus lève les sourcils et conclut provisoirement : 
– « Que le sport est à pratiquer avec modération ».

À part les mouches qui vrombissent avec entrain dans la lumière matinale et les chocards qui strient le ciel de leur vol rectiligne, silencieux comme des croque-morts, personne, dans le petit groupe d’hommes qui entoure la victime, ne paraît sensible au paysage. Le site du vallon des Forges, situé sous le sommet du Moucherotte, attire pourtant chaque année de nombreux randonneurs amateurs de grandeur et d’austérité. C’est un couple de ces promeneurs qui a alerté les secours, à l’aube. Mais ils ne se sont pas attardés : l’amour de la nature a des limites. Accéder au vallon demande une heure de marche à partir du parking des Trois Pucelles, curiosité rocheuse formée de quatre flammes calcaires dressées à la verticale. On les contourne en suivant le rocailleux sentier du balcon est du Moucherotte d’où on aperçoit bientôt la ville, étalant au creux de ses trois massifs montagneux sa nappe de brouillard polluée et le réseau serré de ses habitations. Après la traversée d’un pierrier tout droit descendu des Trois Pucelles, le chemin continue sous le couvert des arbres. Quelques trouées donnent à voir des tours calcaires rongées par la végétation. Quelques centaines de mètres plus loin, un crochet à droite ramène bientôt à l’aplomb du sommet du Moucherotte sous la falaise terminale. Le sentier se fait plus raide, zigzague un moment, et émerge de la forêt entre éboulis et amas de rochers. Si on longe la paroi suffisamment longtemps, par une dépression sur la ligne de crête, on rejoint une ancienne piste de ski qui donne accès au sommet. Pas moins d’une dizaine d’itinéraires, des raides, des champêtres, des tortueux, conduisent à un panorama dominant l’agglomération d’où les citadins se plaisent par beau temps à contempler leur condition. Apparemment le trépassé en avait choisi un onzième, parfaitement rectiligne celui-là ; un aller simple.